Cette famine me fascine depuis longtemps. J’ai écrit ce petit texte il y a quelques années, et j’ai rassemblé pas mal de documentation sur le sujet. Disons que cette ébauche me servira d’amorce quand je parviendrai à me décider!
Cette famine offre un exemple classique de pénurie complexe: les facteurs incluent des problèmes phytosanitaires (mildiou), un manque de diversification de la production agricole, la macro-politique de Londres et la micro-politique des proptiétaires terriens qui ont vu là une moyen inespéré de se débarrasser de leurs “sujets” irlandais. Le mildiou a touché de même le sud de l’Angleterre, le nord de la France, la Belgique, les Pays Bas et l’Allemagne, où il est bien documenté notamment grâce aux chroniques communales. Celles-ci reprennent toutes les informations de quelque intérêt et suivent un format imposé reprenant des donnéss démographiques, agricoles, etc. Le paragraphe qui suit est extrait par Conrads (1938, note 1) de la chronique de Kalterherberg (sur la frontière belge) pour l’année 1945:
Gegen Ende Juni und Anfangs August trat eine bis dahin ganz unbekannte Krankheit unter den Kartoffeln auf, die sich zuerts in Belgien und Holland bemerkbar machte. Sowohl die Blätter wie die Knollen faulten. Alle Lebensmittel stiegen sehr im preise. Auch die übrigen Ernte war schlecht. Infolgedessen waren junge Schweinchen in Herbste fuer 10 bis 15 Sgr. zu haben.
Il faudra que je reprenne tout ça… En attendant, revenons à l’Irlande (1845-1848)!
Le texte qui suit s’inspire largement de Smith (1992) et du remarquable travail de Bourke et Lamb (1993).
La population de l’Irlande s’accrut constamment pendant la première moitié du 19ème siècle. La population des campagnes menait une vie de petits fermiers cultivant essentiellement des pommes de terre sur des superficies de l’ordre d’un acre. Les familles élevaient habituellement une vache, dont le lait constituait, avec les pommes de terres, l’aliment de base. Tout excédent de production (blé, ou bétail) servait essentiellement à payer les fermages.
Cette situation s’avéra assez stable jusqu’ en 1844, année ou le mildiou de la pomme de terre commença à s’étendre en Amérique du nord. On pense que les spores ont traversé l’Atlantique en 1845 à bord d’un des nombreux navires marchands qui faisaient la navette entre l’Europe et les Etats Unis. Des foyers d’infection sporadiques furent observés çà et là, qui se multiplièrent à la faveur de la pluviométrie élevée du mois d’août 1845. Une fraction importante de la récolte fut détruite (40 à 70%), réduisant sensiblement l’apport alimentaire de la population (voir note 2).
1846 fut pire, toute la récolte fut virtuellement perdue. La maladie fut transmise surtout par les pommes de terres atteintes laissées à pourrir dans les champs au lieu d’avoir été détruites (par exemple, brûlées). Dans l’ensemble, 1845 fut une année assez morne du point de vue climatique, nuageuse et froide, mais pas exceptionnelle.
Le temps de 1846, par contre, fut exceptionnel: après un hiver très doux et un printemps très humide, les températures ont atteint, à partir de la seconde moitié de mai, des records de température dans une grande partie de l’Europe, des vents forts en automne et un hiver froid et très enneigé. Chacune à son tour, ces étapes ont contribué à la famine de 1846-7 (voir note 3).
En 1846 Bruxelles n’a vu que deux épisodes de temps favorable à la dispersion du mildiou, et ce en septembre. Dublin, par contre, en a connu huit: un premier épisode vers la fin de mai, suivi de 5 périodes de la fin de juillet à la fin d’août, et deux à la fin de septembre.
En année normale, la destruction des tardive des fanes, vers le 1er août, entraînerait une perte de production de l’ordre de 50%. Mais 1846 ne fut pas une année normale: les pommes de terre ont été plantées très tard à cause des pluies printanières, et la sécheresse qui suivit a fortement ralenti le développement et la croissance des tubercules, de sorte que ceux-ci étaient anormalement petits au moment où le mildiou a détruit les plantes.
Les évaluations faites à l’époque indiquent, en moyenne, des pertes de l’ordre de 90%, de sorte que la production alimentaire n’a suffi que pour 4 à 6 semaines. En Ecosse et en Ulster, où l’avoine constituait une fraction plus importante du régime alimentaire, il y eut quelque espoir de survie en attendant l’arrivée de l’aide alimentaire (maïs) en provenance d’Amérique du nord, mais pour la majorité des défavorisés, il n’y eut pas d’espoir.
Même l’accalmie relative de 1847 (due au temps ensoleillé) n’a contribué que de façon très limitée à améliorer la situation: les superficies plantées ne dépassaient pas 10% de la normale, et les épidémies (surtout la fièvre typhoïde et le choléra, qui tuèrent des milliers de personnes) s’ajoutaient désormais à la famine, de telle sorte qu’on a observé, en quelques années, une chute rapide de la population due à la mort et à l’émigration: près d’un million furent contraints d’émigrer aux Etats Unis (voir note 3), le voyage se faisant souvent dans des conditions déplorables, au point qu’on estime qu’au moins 20000 personnes périrent pendant les voyage. L’ émigration s’est poursuivie pendant près d’un siècle.
Il est intéressant aussi d’examiner la façon dont les autorités ont géré la crise. La réponse du gouvernement de Londres (voir note 5) consista à fournir du travail aux Irlandais, à la construction de routes et de canaux, fournissant ainsi une source de revenu de rechange (voir note 6). Cette politique fut un désastre total: les salaires payés étaient très bas et, l’Europe entière ayant souffert de mauvaises récoltes cette année-là, les prix des denrées étaient tels qu’ils étaient inabordables. Tout devint bon à se mettre sous la dent, et la situation continua d’empirer. Bientôt les hospices furent débordés.
Comme “un malheur ne vient jamais seul”, l’hiver 1846-47 fut exceptionnellement froid. Du fait de la présence du Gulf Stream, l’Irlande jouit normalement d’hivers doux. En 1846-47, la neige s’accumula pendant des semaines, et des milliers de personnes affaiblies par la malnutrition moururent de froid ou de fièvre. Une fois de plus, le gouvernement ne sut pas faire face à la situation. On institua des soupes populaires, mais celles-ci n’étaient pas gratuites, et la population n’avait tous simplement pas les moyens de payer.
Comme indiqué ci-dessus, en 1847 le mildiou épargna le pays, mais la population était tellement affaiblie que seule une fraction des récoltes put être semée. En 1848, la récolte fut de nouveau perdue. La première récolte à peu près normale fut celle de 1849, mais la population était désormais décimée.
Références bibliographiques, suivies de quelques notes
Conrads, J. 1938. Das Venndorf Kalterherberg mit dem Kloster Reichenstein. Aachen, Verlag Johannes Volk. 290 S.
Bourke, A., and H. Lamb. 1993. Potato blight in Europe 1845-6 and the accompanying wind and weather patterns. Meteorological Service, Glasnevin Hill, Dublin 9. 66 pp.
Smith, R.,1992. Catastrophes and disasters. Chambers, Edinburgh and New York. 246 pp.
Note 1 : Cousin germain de mon arrière grand-mère Luzia Heidbüchel.
Note 2 : On estime que près de 75% de la récolte de 1845 fut perdue aux pays Bas, plus (90%) en Belgique. On a enregistré au moins 10 épisodes de temps favorable au mildiou (voir ci-dessous) à Bruxelles en 1845, et ce à partir de mai. A Dublin, 1845 n’a connu que 8 épisodes, et ceci à partir de juillet.
Note 3 : Les “règles irlandaises” (Irish rules) donnent les conditions suivantes pour la transmission du mildiou: (i) au moins 12 heures pendant lesquelles l’humidité relative ne tombe pas au-dessous de 90% cependant que la température reste supérieure à 10C. C’est pendant cette période que les spores se développent à l’extérieur des feuilles infectées et qu’elles sont emportées par l’air; (ii) les feuilles mouillées pendant au moins 4 heures (qui permet aux spores à peine arrivées de germer).
Note 4 : Malgré les mesures de quarantaine aux Etats Unis, la fièvre typhoïde fut introduite à New-York où, en 1847 seulement, plus de mille personnes en moururent.
Note 5 : L’Irlande faisait à l’époque partie du Royaume Uni.
Note 6 : La même approche est souvent suivie par le Programme Alimentaire Mondial dans ses programmes de “Food for Work”, de la nourriture en échange de travail.
Effectivement le Food for Work a ete mis en place par les anglais au moment de la famine; c’est de cette epoque que datent certains murs de pierre (notamment ceux qui descendent de collines/montagnes et dont l’utilité n’est pas toujours evidente a priori); j’ai lu aussi que des députés avaient demandé que l’on importe du blé des Indes (corn dans le texte que j’ai lu sur l’histoire du Connemara) et qu’on le distribue, la question etait de decider s’il fallait le distribuer gratuitement ou pas (et comme il ne fallait pas inciter le “penchant bien connu” des irlandais a l’assistanat et la paresse…)…
Le livre rapportait que des proprietaires terriens ont aidé leurs fermiers (les ont logés, nourris) et certains se sont ruinés.
Enfin, il me semble avoir lu qu’alors que la famine avait été déclarée (dans certains counties) les exportations de produits agricoles d’Irlande vers l’Angleterre ont continué. Des députés ont demandé l’arret de ces exportations (en vain je crois). Une exportation de grains similaire a eu lieu lors d’une famine en Inde au 19e siecle il me semble. Le plan (d’exportation) “va rispettato”, sinon a quoi servent les plans?
Merci pour ce commentaire, Hervé, et merci pour avoir creusé aussi “profond” dans ce blog. Il existe une quantité énorme de bouqins, chansons, anecdotes, vérités et contre-vérités sur cette famine! Il est certain qu’elle a été utilisée par les propriétaires terriens pour se défaire de leurs “locataires”: la soupe populaire n’était accessible qu’aux indigents avérés. Donc, si tu étais propriétaire, tu n’avais droit à la soupe gratuite que si tu avais liquidé tes biens! Une fois les terres débarrassées des paysans, on pouvait y élever plus facilement des moutons qui rapportaient bien plus que les loyers. Le même phénomène s’est produit dans d’autres zones du Royaume Uni (on parle de “land clearance”).
Ce qui est moins connu, c’est (comme je le signale dans le billet) que cette famine a affecté une grande partie du nord de la France, de la Belgique, de la Hollande et de l’Allemagne aussi. Avec des histoires assez tragiques: un groupe de Rhénans avait tout vendu et avait acheté des billets pour l’Amérique, avec embarquement à Brest (si j’ai bon souvenir… ou un autre port du nord de la France). Arrivés sur place: pas de bateau, pas de compagnie maritime. Ils avaient été escroqués! Ils sont restés sur place jusqu’à épuisement de leurs fonds… et ils sont devenus un problème pour les autorités, qui ont finalement decidé de se défaire d’eux… en les expédiant en Algérie!
J’ai parlé à un Notaire dans le Brabant wallon (pays de riches betteraviers et cultivateurs de blé!) dont l’étude remontait aux années 1830. Il m’a dit que la taille impressionnante (pour la Belgique!) de certaines fermes remonte à cette époque: les moins pauvres ont acheté les fermes et les terres des plus pauvres, forcés d’émiger!
Pas un commentaire, mais service coquille:
– ” Le mildiou a touché de même le sud de l’Angleterre, le nord de la France, la Belgique , les Pays Bas et l’Allemagne, où elle est bien documentée notamment grâce aux chroniques communales. ”
‘elle’ ?
– pas d’espace avant la virgule de ‘Belgique’
Merci!
R
Votre billet est pour le moins intéressant. Je pense depuis longtemps que cette famine pourrait être corrélée avec le phénomène el niño… cela constituerait une belle étude.
El Niño? Je ne sais pas mais je ne crois pas: le signal El Niño est assez faible en Europe. Par contre, les conditions humides qui ont prévalu ces deux années-là sont très bien étudiées du point de vue synoptique. Essayer de trouver cet article: WIREs Clim Change 2016, 7:433–447. doi: 10.1002/wcc.395 (Climate and famines: a historical reassessment. Philip Slavin). Si vous m’envoyez un petit mot je peux vous le faire parvenir.
Bonjour,
je viens jeter un coup d’oeil sur votre site car j’ai un exposé a faire en histoire-géographie sur l’émigration Irlandaise et une question me tracasse:
-Vos références bibliographiques me paraissent douteuses puisque vous dites que vous vous êtes aidé de l’article de Bourke Lambert,qu’il a écrit en 1993 et celui de Adam Smith, qu’il a écrit en 1992. Pourtant ces deux personnes (l’une biologiste britannique et l’autre philosophe et économiste écossais des Lumières) sont morts en1842 et 1790. Alors pourquoi dites-vous qu’ils ont faits ces articles en 1993 et en 1992 ?
-Et pouvez-vous me dire quand avez vous faits le graphique sur la population en Irlande et au Sud du Royaume-Uni de 1820 à 1880 (en millions)?
Merci d’avance.
Bonjour à vous, Juline!
ll n’est question nulle part de Bourke Lambert mais de Bourke et de Lamb. Je ne sais pas si votre commentaire ou humoristique ou sérieux, mais à tout hasard, voici des infos sur Austin Bourke, très célèbre météorologiste irlandais décédé en 1995. Hubert Lamb est, quant à lui, un des climatologues britanniques les plus connus du XXème siècle (voir ici). Il est décédé en 1997. Je donne les dates de décès pour confirmer que deux ans avant la mort du premier, ils étaient encore en vie tous les deux et donc tout à fait à même d’écrire un livre conjoint.
Quand à Monsieur Smith, il s’agit pas de Adam mais de Roger, et comme pour les innombrables Dupont, Dupond, Martin et Bernard, l’histoire ne dit pas leur lien de parenté.
Pour terminer, le livre de Bourke et Lamb est disponible dans son intégralité ici: La figure 15 est à la page 48.
Très amicalement, et profitez du beau temps sur la Côte d’Azur!
Merci pour votre aide qui m’a été pour le moins très instructive.
Pouvez-vous quand même me répondre sur ma deuxième question:
“-Et pouvez-vous me dire quand avez vous faits le graphique sur la population en Irlande et au Sud du Royaume-Uni de 1820 à 1880 (en millions)?”
Merci encore
La date? Mais qu’est-ce ça peut bien faire???
Ce billet est un vieux machin recyclé utilisé pour un cours à l’Université de L. en 1997-98. Quand je l’ai publié, j’avais l’intention d’en faire qelque chose de plus sérieux un jour ou l’autre. Le tableur dans lequel j’ai fait ce graphique est du 2008-07-23 à 13:42:07. Ne pas oublier les secondes, SVP. La seule chose qu’on puisse dire avec certitude, c’est que le graphique est postérieur à la publication de Bourke et Lamb, soit 1993.
Et dernière question, qui est Roger Smith? Sur Internet je ne trouve pas mais on me dit que c’est un acteur!
A dernière question, dernière réponse, comme dit le proverbe!
“Mon” Roger Smith, c’est celui-ci, mais il y en a plein d’autres.
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